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Dominique Blaise
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_Notes pour Capécure (suite)

23 avril 2006
À pied d'œuvre / Au pied du mur
Ai déposé le contenu de ma voiture -caisse à outils, diverses tables et chaises, cannes à pêche, dans le hall de Capécure. Vais commencer à agencer.
Peu de choses visibles. Les oeuvres seront tapies (comme à naître de ce ventre patrimonial dont elles tendent la rouille, le sel, la cendre, dont elles font ressortir le noir de fumée (les souvenirs partis enfumés)).
Je me souviens de rayons de livres en équilibre, une de mes premières oeuvres publiques, à la Bibliothèque St Jean de Lyon. Ils encadraient le beau parquet d'un salon classique. Oeuvre effacée? Faire-valoir, déjà, de plus valeureux qu'elle?
Cela m'a repris maintes fois depuis de ressentir mon travail comme le simple contre-coup, la réplique tellurique du lieu. Forfanterie du disparaître. Stolice à Sarajevo était le summum de cette possible hypocrisie. J'avais le projet d'y brûler l'œuvre sitôt faite. Holocauste de l'art? Même pas. Aucune oeuvre ne valait spirituellement les quelques calories qu'elle pouvait donner en brûlant. Le symbole n'aurait pas lieu d'être, sinon gisant et décrépit.
De même, comment faire taire mes commentaires (merci cher F.M de votre formule) sinon en les aiguisant jusqu'à les amincir tellement qu' ils cassent.

24 avril 2006
Je commence cet après midi. D'abord Halieuties, la pièce qu'on voit en premier, et en partie, une moitié étant cachée sous-terre (symboliquement sous-mer). On ne verra qu'elle, et peu son emprise spatiale est importante, son impact visuel mesuré. Les autres pièces se découvrent, au gré du parcours.

26 avril 2006
Est-il important de signaler que le groupe de cannes à pêche se déploie, au niveau du sol, comme une structure auto-tendante ? Les manches des cannes sont en compression et se relient parfois les uns aux autres, par des cordelettes extrêmement tendues qui leur permet de s'incliner, de se cabrer, de relâcher, de reprendre, bref, de mener combat contre cette proie qu'on ne voit pas.

29 avril 2006
La Saurisserie sera telle qu'en elle-même, à peine troublée par les oeuvres. La rouille de ci de là, traces d'âge, sang de vieillissement. Talures sur l'épiderme du béton. Eaux de fuite, de condensation. s œuvres : rouble ou révélation? L'art comme commentaire. Broder sur. Et la dalle devient mer gelée -à moins que les cannes ne marchent sur les eaux; et la cave devient abysse où les lignes plongent. Fond de mer, marchez prudemment, on n'y voit goutte, puis, l'œil s'habitue, se pose sur un lyrisme de bas-étage.

Énumérer les difficultés, les ennuis, les déconvenues, serait remuer fastidieusement le fer dans la plaie. Quoique pensée, et même ressassée, l'œuvre ne va pas de soit. Certaines oeuvres s'entend. Ainsi la suspension de bouffis qui, si je ne me tire pas des manipulations poisseuses et piégeuses dans lesquelles je m'emberlificote, me prendra une quarantaine d'heures. Impensable. Je n'ai pas que ça à faire. Il y a cinq autres oeuvres prévues.

Cette dernière opération me montre l'erreur qu'il y a à considérer l'espace artistique comme espace protégé. Protégé du social, de la censure, des réglementations techniques et des normes de sécurité. En fait, toutes ces exclusions qui affranchissent l'œuvre d'un grand nombre de difficultés ordinaires ne l'affranchissent pas d'elle-même : elle n'est pas protégée des difficultés qu'elle se propose (difficultés techniques notamment, mais aussi difficultés grammaticales de tous ordres), ardues en diable, presque insolubles parfois.

1 mai 2006
Fête du travail. Je fais défiler les bouffis suspendus. Ca ne va pas tout seul. Pour l'essai de suspension, j'avais utilisé un poisson relativement sec et raide. Les bouffis dont je dispose sont frais, c'est à dire gluants et mous. Manipulation malaisée.
Les quarante bouffis pendront à quatre vingt suspensions, deux par poisson. Quatre vingt fils de nylon comportant chacun un hameçon à chaque bout. Les hameçons du bas servent à l'accroche du poisson équipé à cet effet de cerclages nylon à hauteur des ouïes et de l'anus. Ceux du haut sont accrochés à une grille chevillée au plafond en béton. Cette grille permet un repérage précis par centimétrage.
Les fils doivent être de longueur égale, et de tension constante, le nylon subissant un allongement sous la charge. Les techniciens appellent ce phénomène d'un très beau nom : le fluage. Le fluage est évidement impossible à contrôler avec exactitude. Il faudrait, dans le cas présent pré contraindre chaque point de suspension, c'est-à-dire tirer sur le brin de nylon avec une force proportionnelle à la force qui s'exercera sur le point de suspension, une force qui dépend du poids de la tête et de la queue de la bête, de la répartition des masses dans son corps, de l'écartement des cerclages etc.
Je ris en moi-même du ridicule de mes spéculations constructives. Je ris de me voir appliquer à un simple bricolage des raisonnement qui serviraient pour suspendre un tablier de pont. Cette tentation m'est familière: penser les oeuvres d'art comme des ouvrages d'art. Et plus que le rire, elle provoque chez moi la jouissance.
Toujours est-il que les quatre vingt suspensions comportent cent soixante noeuds. Impossible de ne pas se piquer plusieurs fois aux hameçons pendant les nombreuses heures que prend cette opération.

Immergé dans la réalisation de cette pièce.

Parfois, une bonne surprise : lorsque vous cerclez un poisson afin de le suspendre, le fil de nylon se trouve immédiatement englué. Il cesse de vous échapper, devient docile à vos manipulations et se laisse nouer. Ce pourquoi les mucosités du poisson sont faites : glissement dans l'eau, dérobade à la prise du prédateur, se retourne: la mucosité adhère (au fil de nylon), facilite son maniement pour le nouer.

Nous cherchions, C. et moi un nom familier pour ce lieu où je travaille. Nous avions fini par l'appeler CAPÉCURE, du nom du Quartier. Sans conviction. Et puis j'ai entendu A. et E. dire “l'Usine”. Alors, va pour “l'Usine”.

Par ces temps de pluie incessante, “l'Usine” prend l'eau de partout. Gouttes, cascades, cataractes, bassines avec débordements formant méandres. Mes pièces s'installent, indifférentes à ce pur slalom de l'eau jusqu'aux grilles de regards où elle disparaît non sans gargouillis.


5 mai 2006
Liste définitive des oeuvres pour à table à “:à table!”

quelque part:
Sans titre
pelote de lignes sur une chaise

dans le hall:
Hallieuties
19 cannes à pêche, fil nylon
500 X 600 X 6OO environ

dans les cuves à saumure:
Tables et Chaises
5 tables, 16 chaises, eau, 2 cuves
415 X 200 X 25O

dans les corresses sur la coursive:
Tables et Chaises
2 tables et 2 chaises, racks de fumage
200 X 160 X 200

dans la cave:
Photographier la mer
Projecteur, diapositive, écran, chambre photographique
210 X 300 X 400

Hallieuties (suite)
fil nylon, table et chaise
200 X 70 X 75

Le banc
1 table, 40 bouffis, fil nylon
210 X 300 X 140


11 mai 2006
Tentions, doutes, occupations constantes m'ont empêché de reprendre ces notes. Vernissage. Musique de l'eau. Cataractes de pluie sur les verrières et la dalle béton. Lorsque C. en bas, vers les cuves, et F. sur la mezzanine, ont entrepris leur lecture simultanée, cela faisait une musique enivrante. Sorte de pièce à la Ives, d'un Charles Ives très délicat. On ne comprenait pas grand chose, pour ne pas dire rien, à ce qu'elles disaient. Le fait d'être l'auteur du texte ne m'aidait même pas. Il aurait fallu sans doute s'approcher très très près des lectrices, ce que je n'ai pas fait, occupé des invités, des divers points de la cérémonie, de tel cordage de Hallieuties dans lequel les visiteurs se prenaient les pieds etc.
Cette lecture strictement incompréhensible m'émouvait, à la mesure semble-t-il de son incompréhensibilité. Non que j'en renie le texte. Non que je craigne d'être compris, donc réfutable, donc haïssable. Non que j'en aima d'amour ou d'amitié les lectrices. Aucune de ces raisons vraies ou fausses ne jouait. Autre chose de profond. Quelque chose qui a affaire avec la question musicale, bien au-delà ou en deçà, je ne sais, du bruitisme ou lettrisme archaïque, schwitériste, peut-être. La langue plus l'eau courrante se cassant la gargouillette. Les conversations du public formant pâte-brisée sonore. Le sel de reflexions des visiteurs devant les oeuvres. Et bientôt vont défiler les combinaisons gastronomiques du chef D. et de ses élèves. L'eau partout, les bruissements, la chair de marée. Les amuses-gueules, amuses-feuilles (oreilles), amuses-oeil. Aprés que le Maire de Boulogne ait parlé. Après que celui de St Martin ait souri. Concaténation artisticosensorissaurrissière.

Je me rappelle encore: le marchand d'hameçons. Un trentenaire à peu prés. Vient d'ouvrir son magasin. Il ne sait pas ce qu'est un bouffi. Il ne sait pas que les hareng saurs sont kippers ou bouffis. Il s'en excuse. Pas originaire de Boulogne. Pas de la génération qui veut conserver la mémoire des conserves. Je lui ai dit que je voulais faire un banc de poissons et le mettre devant une table en guise de banc (pour s'asseoir).
Il réalise. Grand sourire. “Génial”dit-il.

Je me rappelle encore : A. me dit que le bouffi c'est le gendarme. A cause sans doute de sa grande gueule restée ouverte après qu'on lui ait retiré la barre de bois qui, traversant également son ouïe, le tenait suspendu au fumage.
Le gendarme. Je réalise. Grand sourire. Voila une justification bien involontaire de l'alignement régulier pour lequel j'ai opté. Mon banc, mise au pas de quarante gendarmes.

5 juin 2006
L'exposition vit sa vie sans moi qui suis si loin d'elle et n'y vient qu'à quinzaine. Elle entre dans son deuxième et dernier mois.
Maintenance ordinaire : on a changé la diapositive de photographier la mer. Elle rosissait sous l'effet prolongé de la lampe de projection. On a changé les piles des diodes internes à la chambre. Elles faiblissaient, assombrissant l'image du dépoli. Un second changement de la diapositive et des piles devrait conduire la pièce au terme de l'exposition dans des condition chromatiques normales.
Les bouffis, eux, font soucis. Ils moisissent. Le milieu humide et peu ventilé de la cave les fait évoluer de manière imprévue. Au lieu de sécher ils pourrissent, au lieu de se maintenir ils s'avachissent, au lieu de seulement ternir ils bleuissent et champignonnent. A. a retardé l'évolution maligne par des pulvérisations d'eau salée. Maintenant, le phénomène semble s'accélérer. Ca n'est pas vilain. Plutôt drôle. Mais ce banc sous marin se transforme en vaguelettes de surface sous la risée. Il y a gauchissement du sens. A. l'a perçu qui a fumé une série de poissons - dans les corrèzes in situ, pour remplacer bientôt la précédente. Le banc ira donc au bout de l'exposition avec un minimum de maintient, un minimum de fierté.

J'ai dit, l'exposition vit sa vie. J'aurais pu rajouter: elle ne me concerne plus. Mais cette formule convenue fait cynique et désinvolte. Je me doit d'en préciser le sens. Lorsqu'une exposition est en place, elle signifie un certain stade de travail, avec ses avancées, ses reculades s'il y a échec, ses vérifications, ses découvertes heureuses etc. Les bilans publics et professionnels attendent la fin de la prestation, mais le bilan personnel du travail est déjà fait. On sait un peu mieux ce qu'il y a à faire, ou à ne pas faire. Tout ce vers quoi je suis maintenant tourné. L'exposition en tant qu'évènement réel ne me concerne plus.




l du même auteur ailleurs sur le site l



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