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Dominique Blaise
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_Notes pour Capécure : Notes de préparation d'exposition à l'association : à table!, 33-35 rue Georges Honoré, 62200 Boulogne sur Mer.

Phonie
à table à ":à table!", tel pourrait être le titre de l'exposition.
Un titre-guide qui sonne : on l'entend, on essaye de savoir ce qu'il veut dire.
La formule est première. Le sens vient ensuite. La cloche bat. On l'écoute. On la suit, on lui obéit, on se laisse balancer par elle.
Se laisser lécher par la langue. L'oeuvre en découle (en coule), s'en déduit (pourvu qu'elle ne s'y fourvoie).

Premières observations :
La cave se prête aux projections, à toutes sortes de projections. Le mur est bas. Il se développe, s'étire longuement. Panoramiques et travellings latéraux bienvenus.

Dans le grand hall, les équipements, cuves à saumure et colonnes de fumage sont prégnants visuellement, et avenants sémantiquement : si l'on n'est pas informé, on peut se demander de quoi précisément il s'agit.
Pour le reste, ça ressemble à n'importe quelle usine, ou à n'importe quel garage.

"Impressions soleil (couchant)"
Un peu bousculé par des flots d'impressions. Impressions visuelles: l'ombre des usines et le brillant du soleil sur les vagues cassantes. Impressions olfactogustatives : l'intense parfum-saveur du kipper grillé à la fête de la Beurière. Impressions mentales et diagnostic intellectuel : le folklore reste un spectacle où l'on essaie de réveiller les morts pour se distraire en tant qu'agonisants. Parmi les bien portants, les rapaces (du commerce) se réjouissent de n'avoir pas à assurer la curée d'abord, le charognage ensuite.
Impressions synestésiques : les beaux noms, Beurière, Capécure, rue du Mâchicoulis, s'emmêlent comme ces débris échoués qui nouent des haillons halieutiques, plastiques polychromes, cordages délavés, râpés au sable, tressés en force. Mon projet est roulé par la marée des sensations.

Visite du port, quatre heures trente le 4 juin 2005
Il s'agit pour moi de connaître le site environnant, ce qu'y font les gens. Déchargement (des bateaux et des camions apportant la marée à traiter), rechargement (des camions, des transpalettes et diables). Milliers de caisses colorées - une couleur par flottille, ou par propriétaire, cachant les poissons dans la glace. On ne les ouvre que pour vérification. Et elles partent en tous sens, vers les ateliers, vers d'autres villes de traitement. Ça brille sous les néons. Ça fait eau (froide) de toutes parts. Les bottes blanches éclaboussent, dans les flaques, entre les containers incontinents. Tonnes de poissons saisies. Les biens de la mer mis sous scellés.

5 juin 2005
Le mieux sera de ne pas raconter une histoire précise, avec des moyens précis. Me raconter ma (mes) propre(s) histoire(s), introduction à autant d'histoires qu'il y aura de visiteurs. Ouvrir pour chacun un incipit pour que son conte soit bon.

20 juin 2005
Revisite (approfondie cette fois) des lieux. Mesurage ou vérification des dimensions utiles (qui pourront m'être utile). Photographie des points utiles, vus selon les angles utiles.
Il m'apparaît quelques associations entre mon travail et l'endroit, entre table et chaise et marine et pêche...
Il m'apparaît aussi quelques évidences en forme, déjà, de conclusion. Des évidences sur lesquelles il n'y aurait pas à revenir. Sortes de péremptions. Sortes d'options sur le travail et sa victoire. Sortes de préemptions péremptoires.
Par exemple : l'entrée, avec sa rampe d'accès est caractéristique. Elle m'avait paru telle, lors d'un récent vernissage. On est déjà dans l'exposition, et non dans un lieu intermédiaire qui servirait juste à la découverte. Par conséquent, il faudra travailler cette entrée pleinement, sans balbutier. Y produire une oeuvre qui ne soit pas seulement une mise en bouche. Ou ne rien y produire, à dessein.
Puis, complétant l'intuition précédente, l'immense tuyau qui court dans la grande salle, depuis le couloir d'entrée justement, m'a fait penser à une bordée haute, ces très longues planches qui finissent la coque en formant garde corps, autour du pont d'un bateau. Une fois la porte franchie, on serait sur un quai, longeant un navire et ses pendeloques. Visions de tables et chaises suspendues en position de pare-battage, ou grimpant à l'abordage. Une telle suspension prendrait le titre de "pare-battage".

4 juillet 2005
On pourrait croire certains thèmes artistiques, la chaise par exemple, usés jusqu'à la corde, en l'occurrence jusqu'à la paille. L'usure ici n'est qu'apparente. Le nu serait-il fini pour la peinture? La façon de faire le nu, ou la façon de faire la peinture elle-même, peut être usée. Le nu non. De même, (la thématique de) la chaise peut paraître usée en cela qu'elle est consubstantielle à l'installation, genre sculptural qui serait usé, et avec lui ses thèmes privilégiés. Mais un thème en-soi est-il démodable?

L'objet selon Wittgenstein n'est pas un objet réel, physique (et utile). On a pu se poser la question (je me la suis beaucoup posée). Mais quel meilleur exemple d'un objet abstrait qu'un objet concret, banal, apparemment vidé de sens, culturellement exsangue, "abstrait à force d'être banal" écrivait M. Besset, préfaçant une exposition de Armleder. Les chaises et les tables on le sait, truffent le travail des logiciens. Et les logiciens ne sont pas très portés sur le pittoresque. Ils choisissent leurs exemples pour leur neutralité culturelle présumée...

28 août 2005
La table et la chaise personnages narquois?

Discuté longuement avec Amélie. Avons fait le point. Ai repris des mesures qui me manquaient.
De plus en plus envie de mêler des kippers et des bouffis à mon travail (je n'en ai rien dit. Trop tôt, trop incertain).

Visité le LAAC de Dunkerque. Collection inégale, bien rangée sur des plateaux autour d'un vide central. Une salle alvéolaire par "école": Cobra, Nouveaux réalistes, Support-Surface etc. Mais il n'y a pas assez de bonnes pièces dans chaque section de ce rangement. Les pièces vedettes sont empêchées de respirer par d'autres, nettement moins bonnes. Leçon taxinomique dans une architecture démonstrative.

8 octobre 2005
Mangé à :à table!, sur un miroir carré servant d'assiette. Turbot, simple cuisson. Chair (chère), goûteuse et d'un maintien remarquable. A ma droite, un rouget. A mon extrême droite, des joues de lotte nappées de blanc. Juste en face, un carrelet pané, sans doute la plus plébéienne de ces recettes, mais mon vis à vis se régalait. En face, à gauche, une tête d'omble chevalier, d'apparence quasi crue, fichée sur des baguettes de bois, arrosée de curaçao bleu et baptisée pour cette raison, "tête au bleu". Cette décollation sur miroir était une des pièces impressionnante de ce repas-exposition. Saignant royalement. Le sang royal n'est-il pas bleu? Pas appétissante pour moi cette figure. Révolution gastronomique peut-être? Plus loin, partout, d'autres splendeurs élémentaires, déclinaisons culinaires qui me rappellent Support-Surface et Arte Povera, ces mouvements artistiques de retour aux origines, à la matière d'avant la forme. Ici, on célébrerait les saveurs marines de base.

Un monsieur de chez Findus nous dit que sa marque traite 15.000 tonnes de poissons en employant 200 personnes.

9 octobre 2005
Pourquoi ne nomme-t-on qu'un sexe du poisson? Ne peut-on dire le limand, mâle de la limande ; la saumone, femelle du saumon ; la bare (du bar) ; la carrellette (du carrelet) ; la harengue (du hareng ); la coline (du colin) ; l'aiglefine, l'éperlane, le percheron (de la perche)... ces jolies dénominations seraient probablement inutiles pour le pêcheur et ne servent à rien pour mon exposition.

16 novembre 2005
Il me revient qu'à : à table !, à Capécure, j'ai mangé ce turbot servi entier sur un miroir. C'était dans une de ces manifestations inventées autour des cuisines de la mer que vante l'association. Ces cuisines vous font au palais danser la langue, sur une musique du ressac, écho des grands fonds. Épicurisme, capécurisme.

3 décembre 2005
Toni Gran est mort. Quelle tristesse. Visitant l'usine, j'avais eu la vision de ses congres en papillote de polyester. Je les aurais exposées dans la cave, devant les foyers de fumage. Ces chapelets de poissons alignés dans leur catafalque de résine auraient pris leur pleine valeur dans cet hypogée. Il est comme cela des lieux qui vous paraissent soudain habiller idéalement des oeuvres familières. Je laisserais bien toute l'usine aux poissons englués de Toni Gran. J'exposerai à sa mémoire.

Actuellement préoccupé par l'exposition du CAUE de Lyon. Je voyage beaucoup en pensée d'un lieu à l'autre, d'un projet à l'autre. Maintenant, je laisserais volontiers tout l'espace du CAUE aux poissons de Toni Gran. Le bord de Saône serait un faible alibi pour une telle exposition. Capécure la justifierait-il mieux? Son bord de mer n'est pas la méditerranée d'où provenaient les poissons du sculpteur disparu. Émotion de nouveau. Ma perception, banalité, donne de l'éternité aux oeuvres. Je ne peux me faire à ce que leur auteur soit mortel. J'entends sa voix au téléphone me dire de me méfier du polyester dont je lui demandais la formule. Comme spécialiste, il avait appris à ses dépends les dangers d'inhalation de ces produits. J'espère qu'il n'est pas mort de ça, il en était paraît-il très malade. J'aurais aimé lui montrer une oeuvre que je prévoyais, pas encore faite, à lui dédiée, et reprenant sa manière.

10 février 2006
Depuis ma première idée, j'ai l'embarras du titre. Ai pensé appeler cette exposition Hallieutique II, à la suite de Hallieutique, l'exposition de Pont-en -Royan, ainsi nommée puisqu'elle traitait de pêche (de l'halieutique). Comme le lieu d'exposition s'appelait La Halle, j'avais mis un H majuscule et deux l à halieutique. Mais il n'y aurait plus de raison langagière pour Halieutique à Capécure. Ce titre qui ne se justifierait qu'en référence au premier, dans mon propre curriculum. Faible argument que ce genre d'égotérisme.
Certes mon travail traitera de la pêche, mais il traitera aussi et surtout de conserverie, de saurisserie, il occupera cuves et corresses, comme ces monuments que sont le kipper et le bouffi, honneurs immémoriaux des nourritures locales.
Et le nom de l'association :à table! est trop beau pour être évité. Usons-en donc, usons le. Je maintiens ma première idée : à table à ":à table!".

11 février 2006
Je crois me distinguer des artistes de ma génération en ceci qu'ils sont logomachiques (maniant le logoï, parole dominatrice) quand je suis d'abord verbaphilique (aimant la parole fondatrice).

15 février 2006
De toutes mes expositions, celle-ci sera la plus odorante.
Le compte à rebours est commencé et avec, la comptabilité des tables et chaises nécessaires, leurs caractéristiques, les exemplaires disponibles, ceux qu'on doit apporter, ceux qu'on a des chances de trouver sur place.

16 février 2006
Une bataille secrète a commencé entre ce texte et l'exposition qu'il prétend régir à distance, prévoir, orne(com)menter de pensées.
N'est-ce pas sournoisement s' empêcher d'agir que d'écrire? Les doigts qu'occupe l'Azerty feraient mieux d'aller au crayon. Ils pianotent, au lieu de saisir. Loeil à l'écran n'est pas aux profondeurs de l'atelier. La pensée de l'action, le projet de faire, se vautre dans le cerveau, sur un sofa de circonvolutions. Dans cette pensée gestionnaire, bien à l'abri sous la boite crânienne, on ne risque pas de blessure, c'est la paresse qui vous empoisonnera.

Je relis les lignes du jour (paragraphe précédent). Je ne sais qu'en penser. L'amphigouri persiste que le présent développement aggrave.
Le retour sur écrit offre des surprises. Je me désavoue soudain. Qui a bien pu écrire une chose pareille. Les surprises qui pourraient traduire une vaste indifférence vont dans tous les sens. Je me prête fatuité puis probité puis génie puis médiocrité.
Et je pense au retour sur oeuvre qui procure également tout un panel de sentiments. Rentrant dans la salle où j'ai commis une grande installation, me voilà soudain ému par la rythmique lumineuse et sonore du montage, admiratif de son auteur qui n'est en fait que moi.

On n'imagine pas à quel point il (m')est difficile d'écrire un texte défait.

24 février 2006
Les choses se sont accélérées. Emmaüs avec Amélie. Fouinage. Achat de dix-neuf chaises et de cinq tables convenant à mon projet. Une petite table laquée en noir me fascine par son clinquant et la faute que représente cette peinture brillante sur un petit meuble de style campagnard. Une autre table, grande de trois mètres est la chance de cette acquisition. Le vendeur m'a dit être dans la maison depuis six ans et n'avoir jamais vu un spécimen pareil. Je m'attendais à devoir apporter la grande table que je possède, trois mètres également, et qui m'a inspiré un projet précis pour Capécure.

Quelques lignes au-dessus, j'ai noté : "On n'imagine pas à quel point il (m')est difficile d'écrire un texte défait."
J'avais voulu dire, un texte "pré-défait". Défait avant d'être fait. Comme s' il représentait un état dégradé précédant un état normal, les débris d'un autre texte, pourtant à venir. Écartèlement ou hachage anticipé. C'est grammaticalement et donc ontologiquement absurde, mais c'est ainsi que m'est venue la formule.
L'image mentale d'un texte est pour moi, d'être cohérent, avec une unité rhétorique globale, une solidité, une transparence classique. Alors, si je m'efforce d' écrire, comme ici, selon la règle des mille unités, avec des changements de toute sorte, c'est qu'il est défait - comme on dit d'un visage qu'il est défait, altération d'un état antérieur supposé, que l'on n'a pas forcément vu et qui n'a peut-être pas existé. Il traîne en moi bien involontairement un inconscient platonicien, où tout écrit préexisterait. Norme idéale qui naîtrait ici à l'état agonique.

5 mars 2006
Extrême clarté des intentions. Mais le temps manque pour écrire ce qui s'installe dans la tête avec netteté.
Risque: lorsque l'écrit se mêle d'annoncer l'oeuvre, de la décrire par le menu, il ne tarde pas à la remplacer, comme chez Wiener et les autres logomachiques (de merveilleux menteurs) qui après avoir proclamé l'équivalence langage-monde finissent par préférer le langage (ils n'en font que de demi-aveux).
Je n'ai plus la passion des énoncés minimums, des titres littéraux au scalpel. Je serais plutôt tenté de poétiser, ou même de romancer sur les oeuvres à faire. Heureusement que je n'ai pas le temps d'écrire, cela me garde d'une substitution littérature-oeuvre que je craindrais.
Et Amélie me presse pour que je lui fournisse ce texte qu'elle doit maquetter et faire imprimer.
Obstacle : ces notes sont, l'ai-je dit et combien de fois, interminables. Quand les livrer? La menace de l'imprimeur est le seul argument qui puisse en décider.

Il me vient que les réflexions écrites ne sont pas équivalentes, énormément s'en faut, aux oeuvres dont elles traitent (encore un lieu commun). Est-ce pour cette raison que je continue soigneusement de taire ces oeuvres alors même qu'elles se précisent, je l'ai dit, de façon incroyablement nette. Leur gestation mentale est achevée, et réussie à l'aune de ma satisfaction interne.
Les oeuvres, je les contrôle, j'en décape les formules, je les harmonise.
L'écrit, lui, serait constitué des remontées gastriques qui se manifestent avec insistance et irrégularité au fur et à mesure que j'ingurgite le monde. Et l'oeuvre passée ou à venir est une partie majeure du monde pour moi.

6 mars 2006
Chaque cigarette est effectivement la dernière.

Flux et reflux. Iode. Marins et mareyeurs. Saurissage. Musique d'odeurs et senteurs des sons.

10 mars 2006
Mangé au "Chatillon". Le set de table reproduit une carte postale ancienne qui a pour titre : BOULOGN-SUR-MER, Scène du quai pendant la Harengaison. Quelle expression. Quelle musique encore. Et il y a dedans harangue, cargaison. Musique dans l'image aussi. Un gigantesque filet qu'on hisse laisse couler vers les hommes son essaim de poissons. Et ils l'attendent avec divers ustensiles pour le mettre en tonneau.

Les bouffis ont des couleurs de sculpture précieusement patinée. Leurs exhalaisons feraient croire à la putréfaction du bronze.

Lorsqu'on rentrera dans l'usine, on rentrera dans un désert. Elle est vide. Ses équipements font partie du sol et des murs, constituent les sols et les murs. Il y a eu de la vie. Des gens qui s'agitaient au travail avec leurs bottes, des tonneaux, des balances, des marchandises .
Aujourd'hui, la vie, car il y en a bien une, est celle, secrète, des déserts, leur vie seconde, celle des animaux cachés, des plantes qui ont trouvé de l'eau et le moyen de la stocker, des organismes qui s'abritent du chaud ou du froid. J'aimerais que mon travail soit au lieu ce que ces vies sont au désert. Qu'il fasse signe sur ce qui y fut, qu'il invente ce qui (peut) y est (être). Qu'il se dissimule presque, ponctuation de la nudité.

D'autres cartes postale de Harengaison montrent des gens faisant la queue avec des paniers chargés de poissons. Il s'agit donc bien du déchargement des harengs. La terminaison [aison] est la même que dans cargaison, mot auquel j'ai pensé. Puis j'ai remarqué qu'elle était aussi celle de…terminaison.

Les essais ont donné. L'ensemble se dessine. Il devrait y avoir âme qui vive.

Risque de régionalisme? Prenons-le.

Amélie m'a annoncé la parution d'un livre savant sur le Hareng. J'ai fureté dans les librairies. Il y en avait un autre, beau en vérité, sérieux aussi m'a dit le vendeur. J'ai craqué à cause de l'iconographie. Les dessins des anciens systèmes de fumage sont le portrait craché de ceux que j'occupe. Et puis l'orthographe des mots techniques est là. Pourquoi n'ai-je pas commencé par me renseigner sur cette industrie séculaire dont un vestige m'était offert pour travailler? Je résistais. Je ne voulais rien savoir. Je voulais être libre. Insoucieux des savoirs qui comblent trop souvent le vide créatif. Je préférais l'imprégnation. J'ai été servi : l'endroit est bourré de choses qui poissent encore et qui sentent fort. Ma veste était pleine de traces dès les premières manipulations. Si j'étais un artiste gestionnaire, je me serais renseigné très vite, pour agir longuement. Là, tout se superpose : le temps de l'instruction par petites bouchées ; de la digestion ; de la défécation. Tout s'inverse : le bilan avant les clôtures d'exercice ; la publicité avant que quoi que ce soit n'existe. La préhistoire est sur orbite. Les araignées ont un palais vivant.

14 mars 2006
Marre de refermer les portes (et d'avoir à les ouvrir) : signe de dépression.

Burke écrit que la tentation de St Antoine, de Nicolas Schongauer n'est sans doute pas sublime mais certainement grotesque, et presque comique. Il fonde son diagnostic sur le fait que la représentation des fantasmes y est exacte, littérale. Il pense que la poésie aurait été meilleure, et pas ridicule pour un tel sujet, à cause de son pouvoir allusif et non exact.
Je ne sais si l'exemple est très bon - la gravure de Schongauer, sublime ou pas est tout de même pas mal, mais le procès en littéralité est excellent. Il faudra que je me penche sur cette question de la litote, de l'euphémisme, de l'élision, et que je vérifie en quoi elle me concerne.

Titres et caractéristiques des pièces:
1) Hallieutique II. (mais ne suis-je pas sur le point de renoncer à ce titre?)
19 cannes à pêche, table et chaise

2) Tables et Chaises.
5 tables, 16 chaises, 2 cuves à saumure
415 x 415 x 25O

3) La table et la chaise.
1 table et 1 chaise, 2 racks de fumage
200 x 160 x 200

4) à table.
Projection vidéo, chambre photographique et diapositive.

5) Le banc.
une table et quarante bouffis suspendus
210 x 300 x 140

23 mars 2006
Je poursuis là où j'aurais pu commencer, par une recherche délibérée. Lecture savante et vertigineuse sur l'histoire du Hareng. Musique enchanteresse des mots spéciaux.
Glossaires, vocabulaires, dictionnaires anciens, autant de partitions. Point n'est besoin de savoir lire la musique par les notes. Lettres, syllabes et mots font un solfège pour des mélodies qui vous hachent le souffle. La harengaison est de celles-là. Elle désigne apparemment l'ensemble des opérations autour de ce poisson, et non seulement l'arrivage et la manutention comme je l'avais déduit de deux images.
J'ai quelques orthographes à rectifier. A moins que je ne laisse ces témoins de mon ignorance, non, de ma virginité. A partir de maintenant j'écrirais correctement : Kippers (deux p), Bouffis (deux f). Je pense ne pas avoir fais d'erreur sur ces deux premiers noms. A Saurir je n'ai pu faire de faute, je découvre le mot. Je ne connaissais que le saur de Hareng-saur, ne pensant pas que ce suffixe adjectivant put verbaliser. Amélie m'avait appris le savoureux saurisserie que j'ai écrit immédiatement sans faute.
J'oublierai les noms de ce poisson, variations sur l'âge, le sexe et l'état. Je les oublierai après en avoir mâché la prononciation : le héring vierge, le franc (qu'on déguste croque), le bouvard (qui ne doit pas être dégavé), le héring gai, le laité, la roguée ou grainée.
Pour l'exposition, je compte bien accrocher aux chanlattes une chaise et une table, à l'aide d'ainets, dans des corresses (qui s'appellent aussi roussables). Pour ce dernier mot, il me semble avoir lu deux orthographes. Je n'ai pas retrouvé la seconde, heureusement, je n'aurais su à laquelle succomber. Ce mot, je ne pense pas l' oublier.

Décidément, lorsqu'on aborde un sujet dont on ignore tout, pour faire un travail artistique, comme cela m'est arrivé à Capécure, une recherche vagabonde est plus féconde qu'un arrêt sur Savoir prolongé. Je suis assailli ai-je dit, d'impressions visuelles et olfactives intenses, capricieuses. Littéralement pris dans les filets de l'Histoire locale (j'espère qu'on aura admiré la franchise métaphorique), rajoutons: roulé par les vagues de rêves hauturiers. Les cristaux de sel me grattent partout. Sans doute parce que la métaphysique rentre par la peau aurait dit Artaud.
Mais au lieu d'une paralysie par overdose, il se crée un mouvement. De multiples point de vues me permettent de jauger-juger les pièces de l'exposition au fur et à mesure de leur conception, de les pré-voir. Telle option s'infléchit, s'invalide, s'affale, se redresse. L'évidence danse avec le doute.
(non à l'horreur théorique).

24 mars 2006
Impossible d'avoir la caméra ce jour. Impossible de reporter la prise de vue à mon prochain voyage, trop rapproché du terme. Je vais faire des photos. Elles vaudront pour repérage d'un tournage de film devenu hypothétique, ou pour la pièce elle-même, s'il s'avère que l'image fixe était suffisante, à défaut d'image animée.

J'avais examiné très tôt l'alternative projection-animée/projection-fixe (film vidéo/diapositive). L'animation paraissait plus vivante, plus d'aujourd'hui, plus séduisante, plus in, plus dans le coup. La projection fixe plus traditionnelle, plus dans la continuité de mon travail. Une fois compris que le trop d'avantages de la vidéo sur la photo était suspect, aucun critère décisif ne m'apparaissait plus pour choisir l'un ou l'autre des procédés. Risque d'opportunisme contre risque de ringardise s'équilibrait. J'ai tranché pour l'animation parce que :à table ! m'en offrait la possibilité. Comme elle m'en offre aujourd'hui l'impossibilité (l'outil et le cameraman sont occupés ailleurs), je vais peut-être revenir à l'image fixe. Une chance à saisir, avec le soleil qui revient à la seconde où j'écris. Qui revient et invite. C'est fou ce que les évènements choisissent à notre place. Hasard cocréateur permanent et fidèle. Le sort nous mène t-il par le bout du nez? Au contraire, est-ce l'attention constante aux événements qui épanouit le travail? Suis-je maître dans l'art de ne pas choisir?

"Arrête-toi quand ça devient emmerdant", ordre d'un chef d'infos à Thomas K. Wolfe. Il me semble que cette phrase ne concerne pas que le journalisme.
Le même écrivain, Thomas K. Wolfe confie : "Je me suis intéressé [au maniérisme] : ellipses, exclamations, onomatopées, tirets, digressions, pour parvenir à ce que je rêve d'obtenir : un concert d'idées brisées. Ce qui se passe dans la tête, l'incessante fracture du flot de conscience". Pêché dans Le Monde des Livres de ce jour.

Prochains chantiers de pensées:
- comment l'opposition dixhuitiémiste entre beau et sublime opère aujourd'hui. Et non seulement parce que le sublime (dans son acception d'alors) a triomphé au XXème siècle, ce qui est admis, mais parce que ce qui va avec (caractères nationaux de l'opposition par exemple) et qui n'a pas bonne-presse-spécialisée (l'art naturellement mondialisé, aurait son esthétiquement-correct), opère également. Après tout, il y a encore vingt ans, on aurait eu honte du mot beau dont l'usage en milieu savant était proscrit à la suite des éreintages épistémologiques des années 1920. Maintenant, il fleurit de nouveau. Je n'en suis pas fanatique mais ne puis intelligemment le condamner. Tout juste le remettre à sa place.
- comment le baroquisme émotionnel fabrique du minimalisme intellectuel.

Autre titre possible pour l'exposition, titre burlesque qui, heureusement, ne quittera pas ce papier : La Harangue du Hareng.

Pour la grande pièce avec les cannes à pêche, j'ai retenu sans enthousiasme le titre Hallieutique II. Faute d'imagination? Écartons le et revenons à Halieuties, idée ancienne dans laquelle j'entendais "arguties" sur la pêche. Néologisme sophistiqué, précieux mais pas creux.

Irrévocablement, la pièce avec projection s'appellera : "Photographier la mer". Elle comprendra une chambre photographique devant une diapositive projetée sur écran. Le reste du dispositif sera à découvrir. Ce texte ne l'éventera pas.

25 mars 2006
Prochains chantiers de pensées (suite) :
- comparaison entre Différent et Litige, concepts à l'oeuvre dans les ouvrages de J.F. Lyotard.

Obsédé par l'idée que tout ce qui entourerait un travail artistique, faits, événements, choses, idées, tout concernerait les œuvres en train de se faire (lien non causal mais par raison). Cette obsession commande de tout noter.

La cave, où se trouve les foyers des corresses est un espace sous-marin. Les foyers sont des récifs, les copeaux des graviers, la cendre du sable.

Ces notes d'exposition peuvent mettre l'eau (salée) à la bouche.

26 mars 2006
Souvenir : C'était il y a deux jours. Je revenais de prendre une photo, sur le front de mer, plage du Portel. Pieds humides car mes bottes ont pris l'eau. J'avais fait poser une table et une chaise plantées dans les vaguelettes. Je marche vers ma voiture. Tout est sur mon dos : table, chaise, appareil et pied photo, mon dos courbé par le poids, contre le vent. Je dois ressembler à ces va-nu-pieds des peintures réalistes qui ont pour titre : "Ramasseuse d'épaves". J'entends une voix que je ne vois pas : "Voulez-vous que je vous aide?". Je dis "Je veux bien" d'un ton qui s'efforce de feinter le vent. Puis je laisse s'affaler mon chargement. La voix me rejoint, une dame suivie au millimètre par un petit chien, les deux seuls promeneurs entrevus dans cette séance froide et ventée. Délesté de la chaise et du matériel photo je remonte le vent avec eux jusqu'à être à l'abri. Le dame, intéressée par mon aventure - qu'elle a cru une mésaventure, viendra à l'exposition, et au vernissage si elle peut. C'est ma première invitée locale.

28 mars 2006
On m'a souvent dis que je philosophais. Je philosophe certainement un peu et au sens minimum : maniement et rangement (et non invention) de concepts. Pourtant, je tente des rapprochements, j'ose prendre des risques. Je manie des concepts mal assimilés. C'est ma façon justement de les assimiler. Façon coûteuse. Les allers et retours pour correction et les abandons sont nombreux. Mais je vois bien que je philosophe comme l' élève récalcitrant qui rêve de rentrer dans le rang. Et il ne faut pas qu'il soit dit qu'il y est parvenu, s'il y parvient.
Peut-être la philosophie est-elle une activité de séduction. Toujours se débarbouiller l'esprit. Présenter un visage intellectuel sans rides. Il y a là de la maniaquerie, un peu d'utilité et beaucoup de vanité. (A.C.S à d'ailleurs rasé sa moustache).

30 mars 2006
Lorsqu'il sera l'heure de rompre le fil, parce que l'imprimeur n'attend pas, j'aimerais l'annoncer par ce paragraphe. La date du jour serait inscrite en fin de texte.
Mais est-ce d'un fil qu'il s'agit? Ces notes ne sont-elles pas essentiellement discontinues? Rien à dire là-dessus. Me revient la phrase de Wittgenstein, une de ses plus belles : "La solidité d'un lien ne vient pas de ce qu'un brin y court tout le long, mais de ce que beaucoup de brins s'entremêlent". Brins, bribes, torons. J'aimerais ce texte solide.

Je parle de moins en moins de l'exposition. Je l'entoure de réflexions. Je la choie.

L'habileté pourrait consister à ne pas mettre ce paragraphe final à sa place, en bout de texte. Le laisser où il est, tel qu'il est venu dans le calendrier. La chute du texte avant la fin du texte, formant une excavation. Et le texte s'y trouve aspiré. Ce qui est écrit y converge. Ce qui sera écrit après devra rebrousser chemin, reculer, tiré par derrière. Peut-être y-a-t'il dans cette béance, une réplique de la couverture cartonnée de la revue NOTES. Un trou y absorbe ce qui s'y publie et n'en sortira plus. Pour le lire, on doit accepter d'aller séjourner au fond. Toutes les couvertures de tous les livres du monde ont un tel trou, mais il est invisible. NOTES a la simplicité de le MONTRER (CANDEUR DE L'OSTENSION), tout simplement. Le lecteur devrait savoir que le geste d'ouvrir un livre est dangereux. Il revient à fuir, à tomber après avoir claqué la couverture sur soi, faute d'y avoir pénétré par le trou. On peut penser au début de Alice, avec sa chute lente, interminable. Et aux autres épisodes avec trou, de serrure ou terrier. Quoiqu'il en soit, on n'en revient jamais indemne. Ne serait-ce que parce qu'on s'est blessé en s'extrayant du piège (un livre, ça a la forme d'une tapette).

Il n'y aura rien d'imprimé au delà de ces lignes. Ce paragraphe restera la proue de mon texte.






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