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Richard Bernaer
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_Lettres mêlées : Velles, le 1er août 2006*


Cher Philippe,

Quand je t'écris, c'est que j'ai toujours quelque chose à te dire. Ou plus précisément que telle ou telle pensée me ramène à toi, à tes recherches, à quelque échange épistolaire que nous avons eu sur tel ou tel sujet. En fait, on pourrait dire qu'un fil continu me relie à toi, et que de temps à autre y bourgeonnent des pensées formulées. Il peut s'agir de choses récentes comme de choses anciennes, de points de vue déjà exprimés comme d'impressions en latence et fort lointaines.
Ainsi aujourd'hui, deux états d'âme me ramènent vers toi, l'un instantané au moment où je viens de recopier la lettre de mon fils, l'autre traînant depuis plusieurs semaines, en rapport avec le temps météorologique.
Je commence par ce dernier :
Le cortinariologue et peintre Pierre Moënne-Loccoz, avec qui j'entretiens désormais une correspondance intime et régulière qui n'a plus rien à voir avec les champignons, m'écrit toujours, à côté de la date, le temps qu'il fait chez lui, à Annecy, au moment de sa missive.
Cette pratique est communicative, car je me suis mis à faire de même, lui indiquant de mon côté le temps qu'il fait à Velles, à Châteauroux ou ailleurs, à chaque envoi de lettre.
Cette pratique si appuyée et régulière est venue me rappeler que nombre de diaristes ont commencé leur journal par des annotations sur le temps, la météo, le jardinage. Et de me faire la réflexion suivante :
« Je me rends compte que je suis moi-même de plus en plus sensible au temps qu'il fait, surtout en ces périodes désormais récurrentes de canicule, et que cette attention grandissante au temps est synchrone de l'avancée en âge. Quand on est enfant, quand on est jeune, on ne se soucie guère du temps. Il acquiert de l'importance quand on commence à faire du jardin, à planter des arbres, et d'une manière générale quand on commence à poser son regard sur toute chose de la nature avec une tendresse accrue. Les plantes et les animaux ont besoin de soleil comme de bonne pluie. »
Ce cheminement pour en arriver à l'inversion suivante :
Mes notes sur le temps prennent une place croissante dans mon journal -voire parfois toute la place. L'inversion, amusante, serait : journal ->glissement vers carnet sur le temps, en pensant aux noteurs météo qui ont glissé vers le journal.

Je viens donc de recopier, sur mon journal, la lettre de mon fils Yvan, et je suis frappé à un point jamais atteint par ce que ce recopiage est une lecture attentive et qui se révèle presque métaphysique au fil des mots retranscrits.
Je refais la lecture avec toi.
(d'abord, voici la photocopie de sa lettre.)




lettre-yvan.jpg

Je recopie... en commentant intérieurement.
Grande campagne blonde entre Argy et Chézelles
...quelle ouverture, d'emblée, sur les grands espaces céréaliers, la blondeur qui invite au repos.
Je me poste ici pour faire des photos de cyclistes*
(*Yvan a trouvé un job de photographe : il s'occupe des mariages et des manifestations sportives de l'Indre).
Ainsi, entre deux d'entre eux, mes yeux planent sur le vaste espace désert.
« entre deux d'entre eux » ... ça sonne, et c'est espiègle.
Les quatre mots suivants finissent de camper le décor de grand espace : « planent, vaste, espace, désert » .
Dans les interstices du temps, quelques mots, un peu de lecture ou d'encre versée. C'est incroyable tout ce que l'on peut faire dans les instants de marge, celui-là même où rampe si souvent l'ennui et contient tant de volume : ces failles et fissures où se glissent pensées, états d'âme, introspection, paix ou révolte. Ce vide indispensable où nous captons et digérons vraiment le monde, où nous nous en imbibons.
Mon fils est comme moi. Il n'a de cesse de rechercher des interstices de temps, des marges, des failles, des fissures, des vides indispensables où laisser libre cours à sa rêverie, sa réflexion sur l'existence, son écriture. Toute activité est vécue comme un empêchement à ces moments de rêveries existentielle, et il est comme un bouchon oscillant sur l'eau qui tend à reprendre sa position d'équilibre : la vacuité temporelle où se pencher sur soi et sur le monde.
Cette tension permanente qui m'a habité toute ma vie et continue de m' habiter, et qui habite Yvan, trace l'itinéraire d'une vie, en dehors bien sûr de toutes les ambitions professionnelles et sociales.
Yvan parle vraiment de vide indispensable, de « capter et digérer le monde » , de « s'en imbiber » .
Je ne m'ennuie pas, ou si rarement. S'ennuyer comme je l'entends dans la bouche d'autres me fait davantage songer à un refus de soi-même, de son monde intérieur qu'à un véritable état de vide. L'ennui connoté de néant est une invention aussi contestable que l'éther des astronomes.
L'ennui, Yvan y revient. Il ne s'ennuie jamais, ou plutôt pas comme s'ennuient les autres. Là où les autres s'ennuient, Yvan est rempli de sa vie intérieure, de sa rêverie, de sa contemplation des paysages ...
L'ennui trivial comme refus de soi-même, de son monde intérieur, aboutissant à la recherche immédiate et impatiente de compensations, d'activités, de remplissage quel qu'il soit. L'ennui comme invention contestable (je ne connais pas l'éther des astronomes ?), comme invention de toute pièce. Yvan ne s'ennuie jamais de l'ennui ordinaire, la rêverie et réflexion sur l'existence sont intarissables, et tout interstice de temps qui les favorise est non seulement bon à prendre, mais perpétuellement recherché.

Amitié

Richard





l du même auteur ailleurs sur le site l
_Notes 1991-1998 (n° 4 - novembre 1998)


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