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Elida Tessler
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_Lettre à gilbert lascault 8 mars 1993 *

Paris, le 8 mars 1993


"Les hommes voudraient pouvoir en oublier beaucoup; leur sommeil lime doucement
ces sillons du cerveau mais des rêves le repoussent et retracent le dessin "
R.M. Rilke

Cher G.L.,

Lors de notre dernière rencontre j'ai retennu une des vos phrases: " Oubliez qui je suis, oubliez tout et écrivez... comme dans une association libre. Oubliez queje suis votre directeur d'études... Faites pas attention à vos fautes et écrivez. J'aimerais avoir un texte sur votre travail. "
Oublier... peut-être c'est celle-là la meilleure manière de parler ou de penser sur la mémoire.

J'essaie donc de laisser parler mes fautes comme je laisse parler le papier fragil avec lequel je travaille. Un papier fragil et ses déchirures, ses plis, ses cicatrices...

Les fautes peuvent être, dans une certaine mesure, la mémoire d'une pensée plus immédiate, d'une pensée qui oublie les règles de grammaire, qui essaie de franchir les obstacles du changement d'idiome.

Je ne sais comment vous présenter maintenant une pensée sur mon travail. Dois je peut-être le décrire en repertoriant les matériaux que j'utilise?

Parfois j'utilise des feuilles de papier de soie ordinaire. Comme on les trouve dans les papeteries ou dans les magasins qui -vend des matériaux scolaires. Parfois, du papier de soie spécial, tel le papier "Bolloré", utilisé pour la restauration de documents ou de livres anciens. Ce papier, je l'achètte dans un magasin spécialisé qui s’appelle "Papier Paris". Voilà une des premières associations : être à Paris est le signifiant le plus important de ces quatre dernières années de ma vie.

J'achette le pappier en rouleau (1,80 x 50 mètres). Dans mon atelier je le déroule. C'est ainsi qui commence n'importe quel travail. C'est ainsi qui commence une histoire. Le déroulement du temps. Le déroulement du blanc, du fin, du immaculé, du fragil pas si fragil qui ça...

Car cette transparence qui semble être d'une fragilité sert à restaurer les histoires. J'imagine le travail de restauration des livres dans la Bibliothèque Nationale.

Pendant presque trois ans, je suis allé à la Bibliothèque Nationale tous les jours, dans des horaires plus au moins disciplinés. Là, j'ai appris qu'est-ce qu'une routine de travail. Temple des livres, la Bibliothèque est aussi l'abri de certaines personnes, qui sont devennus pour moi des personnages... Voyez-vous comme c'est facile d'oublier les objectifs du texte que je suis en train d'écrire? Il fallait vous présenter mon travail d'atelier. Continuons donc à repertorier les matériaux.

La couleur est le résultat de l'oxidation du métal que j'utilise: le fil de fer ou de cuivre ou de laiton suivant la couleur désirée. Le fil métallique a matérialisé pour moi les traits de crayon ou du pastel de mes anciens dessins.

Je dessine avec le fil. Je recouvre le dessin avec du papier. La rouille vient quelques jours plus tard. La rouille est pour moi la mémoire de l'eau qui est passé par là.

Je colle plusieurs couches de papier sur un même travail. Je laisse le métal (les fils ou la paille de fer) entre les couches. L'entre-deux m'intéresse beaucoup est c'est pour cette raison que j'ai appelé mon exposition par "INTERSTICES".

J'utilise plusieurs types de colle et le choix dépend beaucoup du caractère que je veux donner à chaque travail. J'emploi donc:
- la colle de peau: par son nom et par le résultat qu'elle provoque, c'est-à-dire, une certaine rigidité au papier.
- la colle de cartilage: par son nom aussi, qui rapelle notre propre corps, par son aspect gélatineau et par sa durabilité et imperméabilité.
- la colle cellulosique: la plus proche de la composition du papier, la plus transparente et incolore.
- la colle vinylique: qui est acide et qui provoque plus la rouille, qui "brûle". presque le papier - pour ce type de colle, il faut prévoir un traitement spécial si on souhaite la permanence du travail.

Et toujours beaucoup de l'eau, de l'eau et de la patience... Oui, mon travail essaie de parler sur le temps qui passe.

J'ai beaucoup travaillé donc à l'arrivée de la Bibliothèque Nationale. Ma journée de travail, étant divisée en deux, moi, je me sens parfois divisée aussi. en deux ou mieux, entre-deux.

De toute façon, chaque jour qui j'étais à la Bibliothèque pour avancer mon travail de thèse, je savais que mon travail d'atelier était lui aussi " en train de travailler ". C'est-à-dire qu'il n'a pas besoin de ma présence pour se faire. S'il est bien mouillé, s'il est presque submergé sous l'eau (toujours sur une grande table, à l'horisontale), je n'ai pas qu’attendre.

Il faut vous dire aussi que parfois je reste à la maison, qui est l'atelier même. Ayant besoin de la lumière du jour pour voir et développer certains travaux, j'ai aussi tracé quelques réfléxions sur la fenêtre pendant les périodes d'attente.

Je travaille en face d'une fenêtre. Habitant le sixième étage d'un immeuble du Boulevard Arago (Paris VI ème ), la lumière est quelque chose qui ne me manque pas. Et elle vient accompagnée des couleurs de la saison, de nuages, de pluie ou de soleil. J'accompagne le temps qui passe par la fenêtre.

Il y avait bien sur, plusieurs autres choses à vous dire. Dans ce moment, j'arrive pas à faire une bonne hiérarchie de ce que je "dois" écrire. De toute façon, j'espère avoir donné une idée des pensées qui habitent mon travail. Et j'espère avoir commis les fautes nécessaires pour vous aider à "lire" mon travail ou pour écrire sur lui. En ce qui concerne votre texte pour mon catalogue, il n'y a pas un limite de pages. Je laisse à votre choix la dimension du texte. La maquette du catalogue sera faite postérieurement, à partir du matériau qui j'aurais à disposition.
Je vais partir bientôt au Brésil (le 17 avril). Je suis au cinquième mois de grossesse et je vie tous les changements à la profondeur. Moi, j'attent. Qu'est-ce qu'attent à moi?

Si vous me permettez, j'aimerais exprimer au moins une fois, l'admiration que je porte sur votre travail et vous remercier l'encouragement que vous m'avez donné pour continuer à travailer.

Très amicalement.

Elida Tessler





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