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Henri Cueco
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_Journal d'atelier, 1988-1991 ou le journal d'une pomme de terre *

ouvrage publié par l'Ecole Nationale supérieure des Beaux-Arts (énsb-a), dans la collection Ecrits d'artistes, dirigée par Alain Bonfand, à Paris, en 1993 (prix : 120F)
extraitspp.12, 13 - 46, 47 - 49 - 99, 100 - 110 - 150 - 186 - 194.

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Novembre - décembre 1988
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Cézanne appelait " passage " la continuité qu'il observait dans la couleur des objets. Il voyait - phénomène de persistance rétinienne - le vert d'un vase dans le fond orange situé derrière. Il appelait passage cette trace de couleur d'un objet dans l'objet voisin. En fait, Cézanne construisait des peintures sur ce mode d'objets réactifs, communiquant les uns avec les autres, échangeant, puisqu'il s'agit de peinture, des signes, des formes, des couleurs.
Il existe ainsi, pour le regard, des passages entre les objets les plus dissemblables, une sorte de fusion. Cette fusion ou ces échanges disent clairement que le monde vivant se consume mais, dans le temps où nous sommes, prisonniers du moment, à cette heure dans l'histoire du monde, nous ne pouvons accepter de dissoudre totalement les objets sans risquer de nous fondre nous-mêmes. En même temps que la pomme de terre diffuse du rouge hors d'elle-même, elle marque son identité provisoirement nécessaire, par le refus de se dissoudre dans toute confusion chromatique, dans ce magma d'existence, cette purée totalisante.
L'oeil ne peut fonctionner qu'en mouvement, quêtant sans arrêt d'un point à un autre, construisant, déconstruisant, mêlant et démêlant, comme s'il anticipait sur cette grisaille universelle qui résulterait du mélange cosmique réalisé.
Isoler la pomme de terre du reste du monde, c'est la rendre absurde, ignoble dans sa forme, indifférente, cosmique ou générique, finalement menaçante. C'est aussi provoquer le doute sur l'espace, sur sa dimension de pomme de terre. Le vertige du tubercule vous prend, amplifié par cette permanente inertie.
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Janvier - février 1989
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L'écriture ne rend pas compte de la peinture qui se fait, n'occupe pas le même territoire. La couleur et l'espace, c'est l'indicible. On peut naturellement paraphraser ou décrire ce qui est peint, mais on ne peut pas peindre ou dé-peindre cet objet étrange, magique, absurde qu'est le tableau. Ce n'est pas le même désir. La peinture est charnelle ou sensorielle, matérielle avant tout pour exister, même si elle est réduite à presque rien, ce presque rien est immense. L'écriture ne parvient pas à se solidifier ; son presque rien est le poids du livre dans la main. Il existe toujours un doute sur le sens des mots et le sens des assemblages, des phrases, sur le sens des intervalles entre les mots, et il faut d'autres mots pour réduire les doutes ou reconstituer d'autres sens. La force de la peinture est que le doute qu'elle produit est informulable et que la peinture n'explique pas la peinture, elle ajoute une énigme à une autre. Naturellement, une partie de la peinture se conjugue à partir de son histoire en s'isolant ainsi du champ social, en devenant pure abstraction. Jamais la littérature ne peut s'abstraire autant, s'isoler, même pour parler d'elle-même. La peinture de la peinture peut toujours se lire autrement, comme si son histoire n'existait pas. C'est pourquoi je peux peindre des pommes de terre et en même temps écrire sur, avec, autour, à partir de... De toute façon, elles s'en moquent, tandis que mes peintures racontent des histoires de couleurs, gris, ocre, et d'écritures, ravivant l'opacité et l'indifférence des pommes de terre.
Tourner en rond, en ovale, s'éplucher à longueur de temps.

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Travaillé aux groupes de pommes de terre de l'atelier. Toiles grises, ocre, brun-rouge, jaune paille, roses, volupté des gris et des tons accordés, loin des pétarades de la modernité.
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Automne 1989
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Au fur et à mesure que les pommes de terre sont peintes sur une des grandes toiles, je les raye d'une croix rouge. J'ai vu au British Museum un manuscrit de James Joyce où chaque chapitre et même chaque phrase étaient rayés de rouge ; chaque bloc de texte sans exception, sur les deux pages du carnet ouvert. Je devrais tenter de rayer mes lambeaux de vie, ces histoires qui me reviennent. Ont-elles un autre sens que celui de s'être constituées avec le temps en " bonnes histoires " racontées avec à-propos ? Ce vrai-faux journal exorcisera-t-il du temps, rajoutera-t-il du bon temps au temps ?

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Septembre 1990

Je fais " mon Joyce " rayeur de patates. Au bout de vingt barrées de rouge, je me décourage. Joyce faisait ça par commodité, pour mettre de l'ordre dans ses écritures, pas comme moi, pour faire le malin, pour faire moderne. Ces X rouges qui, au fur et à mesure, rayent le bon travail, détruisent le bien fait, c'est déjà ça.

Ne pas raconter tout le même jour. Il y a des jours pour la maladie, d'autres pour la merde, d'autres encore pour les chats, les pieds, etc. Il y a des jours où des pans entiers de souvenirs s'effondrent en silence, soulevant des nuages de poussière comme ces murs de maisons que l'on voyait s'affaisser sous les bombardements. Il revient alors des moments, des histoires, des récits sans ordre, sans raison, sans commencement ni fin. Il en faudrait beaucoup sans doute pour commencer à trouver quelque raison d'être et quelque cohérence dans le désordre. Il y a des jours d'une tristesse infinie comme si plus rien ne valait la peine, des jours où les petites querelles de ménage désespèrent, des jours où il sait qu'il " ne le refera plus ", ne recommencera plus, qu'il est voué à cette réalité incolore qui s'approche. Une impression de solitude, que plus rien n'a d'importance, qu'il est vieux, vieux déjà, que plus rien ne le touche, que le corps est statufié, la peau insensible. Qu'il ne reste encore pour surprendre que l'indifférence du jardin terriblement fleuri ce jour et ce ciel, par plages, découvert, bleu vierge, d'un bleu difficile à obtenir, plus céruléum que cobalt, plus transparent que blanc. Et il se dit qu'avec un peu de soleil la journée sera belle.
J'ai parfois l'impression que l'écriture est oblique, que la phrase demande en allant vers sa fin de gagner son silence, de s'abolir. L'autre écriture, plus concertée, est plus verticale, posée, démonstrative. L'une est plus expressionniste, l'autre serait classique. Il serait bien sans doute de maintenir la pulsion expressionniste avec un retrait " classique ".

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Après la mort de mon père, nous tenions avec mes frères un magasin de droguerie. Entre un jour un paysan qui me demande de la peinture rouge. " Basque, ocre rouge, vermillon, carmin ? ", demandai-je pour le servir. Il me répondit qu'il voulait " du rouge qui tire sur le vert ". Je ne savais pas alors que cette demande ouvrirait pour moi des abîmes de perplexité et que je passerais ma vie, des mois ici devant mes pommes de terre, à tenter de réaliser cette impossible fusion des complémentaires. Des pommes de terre orangées qui " tirent " vers le bleu.

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19 juillet 1991
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Peins très peu. Pourquoi écrire " peins très peu " ? Pourquoi écrire " pourquoi écrire : peins très peu " ? Pourquoi écrire " pourquoi "... Ecris peu, pourquoi écris, écris peu...
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Fin de l'été 1991
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Dessine le matin, peins l'après-midi, écris chaque soir. Manque de " méchanceté " comme s'il s'agissait seulement de perdurer. Réussir une peinture, c'est accepter le détachement de soi. Vivre parmi ces lambeaux d'oeuvres comme si la pomme de terre s'entourait elle-même d'épluchures pour n'avoir pas à se montrer nue.... / ...



14 septembre 1991
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A peindre chaque jour la même pomme de terre fait apparaître les variations des jours puisque le sujet, lui, est sans changement. Ces différences formelles échantillonnent les modes de représentation. Elles marquent l'état des obsessions du peintre, de ses invariants.... / ...



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